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Galère et fortune d’un forçat du Web

Publié le 28-04-2010

Pas besoin d’expérience mystique ou de voyage lointain sur Pandora, la planète du film « Avatar », pour faire l’expérience d’un monde parallèle. Le Web suffit largement, avec ses bureaux, ses magasins, ses bibliothèques, ses parcs de loisirs et ses clubs de rencontres. Un miroir en perpétuelle recomposition qui possède aussi ses guides, ses gourous, ses soutiers et ses héros. Parmi ceux-ci, Jean-Baptiste Descroix-Vernier, le fondateur de Rentabiliweb, en est l’une des figures les plus baroques. Ses nattes, ses kilts, son discours mystique en ont rapidement fait une star des médias. Un attrait renforcé par des actionnaires et administrateurs prestigieux (Arnault, Pinault, Courbit, Messier, Madelin…), une introduction en Bourse (Alternext en 2006, Euronext en 2010) et une célèbre agence de communication pour orchestrer le tout.

L’histoire est bonne pour le journaliste, elle est fascinante pour l’homme d’affaires plutôt habitué aux lamentations sur l’absence de modèle économique sur Internet. Depuis son introduction en Bourse, le chiffre d’affaires de ce prestataire de services sur Internet a été multiplié par quatre, à 65 millions d’euros, et sa marge opérationnelle reste supérieure à 17 %.

Sa connaissance de l’univers du Web est telle qu’on l’imagine volontiers le soir, à bord de sa péniche amarrée dans le port d’Amsterdam, tel le héros d’« Avatar », brancher ses nattes sur le réseau pour communier avec lui et ressortir le lendemain avec de nouvelles tendances et activités à développer sur la Toile.

Sa société anime près de 450 sites Internet et vend de surcroît des solutions de paiement en ligne à des centaines de clients dans 45 pays. Un métier de forçat, démarré en 2001 et qui exige de suivre en permanence les mouvements du réseau. Et qu’importe si parfois quelques frictions interviennent avec le monde physique. En novembre dernier, une émeute avait eu lieu après l’annulation d’une distribution de billets de banque près de la tour Eiffel. Sans parler de la présence dans son portefeuille de nombreux sites pour adultes. Ce sont les aléas de la nouvelle économie du Net, entre provocation, phénomènes sociaux et petits arrangements avec la morale commune.

Le modèle de Rentabiliweb mérite que l’on s’y attarde. Il est à la fois assez original et représentatif de l’approche de toute une nouvelle génération d’entreprises et d’entrepreneurs qui savent mélanger les trois ingrédients de la réussite : la vision, l’opportunisme et la discipline.

La vision. C’est celle du jeune avocat lyonnais reconverti dans les affaires et qui se persuade, après l’éclatement de la bulle Internet, en 2000, que le modèle de la gratuité absolue sur la Toile et du financement par la seule publicité n’a pas d’avenir. En 2001, il se lance dans l’Audiotel, ces numéros de téléphone surtaxés qui permettent de faire payer un service via la facture téléphonique. Puis ce sera le SMS : on envoie un message et l’on reçoit un code d’accès pour récupérer un texte, une chanson ou un logiciel.

Depuis, il creusera ce sillon sur l’air de la « monétisation du Web ». Autrement dit, fournir aux acteurs de l’Internet des outils pour faire payer leurs contenus ou accroître leurs ventes. Avec trois axes. D’abord, le micropaiement, métier d’origine, astucieux mais qui exige des masses considérables pour engranger du chiffre d’affaires à partir d’une commission de 5 % à 10 % sur de faibles montants. Métier ingrat, dont la croissance est désormais faible. Vient ensuite le paiement, essentiellement par carte bancaire. La société a demandé à la Banque de France l’agrément d’établissement de paiement pour assurer lui-même les transactions et, ainsi, récupérer une bonne partie de la marge confortable (de l’ordre de 30 %, dixit Rentabiliweb) des banques sur cette activité.

Le troisième et dernier axe est le marketing direct. Avec des techniques étonnantes : payer l’internaute pour lire des e-mails commerciaux, cliquer sur des annonces ou répondre à des questionnaires, ou encore le « cash back ». Cette technique consiste à négocier une ristourne avec un marchand et d’en rétrocéder une partie (remboursement) à l’internau-ces ou répondre à des questionnaires, ou encore le « cash back ». Cette technique consiste à négocier une ristourne avec un marchand et d’en rétrocéder une partie (remboursement) à l’internaute. Toutes ces activités permettent à la société de disposer d’une base de données de clients très affinée… et monétisable.

Ces activités sont porteuses, mais leur croissance est aléatoire et dépendante de la conjoncture. Pour plus de sûreté, le groupe a préféré y adjoindre un deuxième pilier, celui d’éditeur de ses propres sites auxquels on applique les même recettes.

L’opportunisme. En 2007, le virage est pris avec le rachat du groupe Montorgueil, l’un des plus gros acteurs francophones de sites pour adultes. Avec une pépite, Carpe Diem, spécialiste de l’affiliation, une des clefs de la rentabilité sur Internet. On diffuse son contenu, ici des photos ou vidéos coquines, sur des centaines de sites « affiliés » et, à chaque transaction, on partage les bénéfices. Cette technique demande une compétence informatique pointue.

Pourquoi les sites pour adultes ? Parce que, comme ce fut le cas avec le Minitel et le téléphone, les activités taboues mais non illégales sont celles pour lesquelles un certain public est prêt à payer, parfois très cher. Ce sont donc toujours dans ces marges qu’ont été expérimentées les technologies de communication et de paiement les plus sophistiquées.

Avisé du caractère sulfureux de cette activité, notamment eu égard à la personnalité de ses soutiens, Jean-Baptiste Descroix-Vernier (JBDV en interne) s’est séparé de la plupart des sites de charme. En fait, ces activités, jugées « non stratégiques », ont évolué avec le grand mouvement du Web. Aujourd’hui, le charme n’a plus beaucoup de valeur marchande. Celle-ci a migré vers la rencontre. Mais pas n’importe laquelle. La rencontre généraliste tend elle aussi à se banaliser du fait de la concurrence des réseaux sociaux de type Facebook. Rentabiliweb cherche donc la niche, comme celle des rencontres libertines, romantiques ou homosexuelles.

Des sites Internet de jeux à foison (toox.com), d’autres spécialisés sur le handicap (handicap-information.com), un autre sur la médiation (justiceprivee.com). L’idée est de constituer une galaxie tellement importante qu’elle se suffise à elle-même, chacun assurant la promotion des autres, les moyens de paiement étant bien sûr maison. Tous les mois, des sites nouveaux apparaissent, d’autres passent à la trappe (un an pour être rentable). Le tout devenant comme un grand centre commercial avec des espaces payants et d’autres gratuits. Le succès est tel que cette activité de sites, inexistante en 2006, représente aujourd’hui les deux tiers des ventes et les trois quarts des bénéfices.

La discipline. Cette grande intégration horizontale se double d’une intégration verticale rigoureuse. Avec le souci du contrôle de la technologie tout au long de la chaîne. Dès 2004, le groupe crée une agence de développement logiciel… en Sibérie, ce paradis des mathématiciens bon marché. Depuis, la société emploie aussi des ingénieurs bulgares et roumains. Au total, 50 personnes travaillent en France et une soixantaine dans l’Est, de Bucarest à Irkoutsk.

Depuis sa retraite flottante, JBDV contrôle tout, a accès direct aux ordinateurs de tous ses collaborateurs. La plupart ne l’ont jamais vu mais tous l’ont régulièrement sur Skype, le système de vidéoconférence sur Internet. Pour sa respectabilité, il a abandonné ses kilts et s’est choisi un avatar inversé pour parler aux financiers parisiens. Thibaut Faurès Fustel de Coulanges porte la cravate et l’air sage du premier de classe. A lui de « vendre » l’ambition démesurée de Rentabiliweb. Mais il sait que la logique et le succès de cet étrange édifice reposent sur les épaules d’un seul homme, tapi dans sa péniche à naviguer sans repos sur la toile. Un jour, la police néerlandaise lui a demandé d’abaisser immédiatement le drapeau pirate qui flottait sur son embarcation. Encore une concession au monde réel…